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1.4 NAISSANCE DES DIEUX

D’autre part, peu à peu, avec la maîtrise de l’horticulture puis de l’agriculture, vont croître d’autres structures cultuelles, comme la sorcellerie (à l’image de la maîtrise technologique croissante sur le vivant liée à l’horticulture), et bientôt le culte des dieux (à l’image de la révérence exigée par les puissants). En effet, les figures ancestrales de jadis se transforment peu à peu en des divinités à travers lesquelles se manifestent les forces du cosmos. Le culte des divinités émerge lentement du culte des ancêtres que l’on considère comme les plus importants. Ils s’identifient aussi à certaines forces cosmiques comme le soleil, la foudre ou la fécondité masculine. À l’arrière-plan, la figure lunaire, chtonienne, aquatique, maternelle, universelle et vivifiante demeure : elle devient la déesse mère et ses divers avatars.

 

Cependant, désormais, des personnages masculins ancestraux et puissants occupent le devant la scène sur le plan narratif et cultuel. Songeons, que le mot lui-même de « dieu » dérive du nom « Zeus », la figure virile du dieu grec du tonnerre qui règne sur le Panthéon. 

La mythologie indoeuropéenne laisse entendre que des dieux virils, savants, artisans et guerriers, propres à ces conquérants indoeuropéens qui, justement, s’installent en Occident à partir du quatrième millénaire, ont supplanté des figures divines autochtones plus féminines. Ces dernières sont liées à la fécondité, à la lune, à la terre et à l’eau, comme à la faune et à la flore, et renvoient à ce que l’idéologie indoeuropéenne considère comme la troisième fonction — c’est-à-dire la fonction paysanne. Or cette troisième fonction est inférieure aux deux autres : sacerdotales et guerrières. Les guerriers indoeuropéens ont selon toute vraisemblance imposé leurs dieux (virils, savants, forgerons et guerriers) à des peuples conquis destinés en priorité aux tâches agricoles désormais jugées subalternes. 

Les dieux habitent dans quelque Empyrée, bien au-dessus des humains, ou sur une terre lointaine et inaccessible. Leur statut est de ce fait désormais bien différent de celui des esprits sylvestres, même si on peut encore identifier une filiation, ici ou là, en particulier quand il est question de fécondité. Le monde occidental n’ira cependant jamais aussi loin que certains royaumes orientaux, tel que la Perse, lesquels congédieront — ou tenteront de congédier — les parèdres féminines de leur dieu principal.

On remarquera que les dieux indoeuropéens héritent de nombreux traits des héros humains que les légendes attribuent à chaque peuple. Il est même facile de montrer que les traits de tel héros d’un peuple européen se retrouvent chez un dieu pour un autre peuple européen. Entre les divinités et les humains (du moins ceux qui occupent le sommet des hiérarchies) la limite reste encore floue. C’est sans doute à cette phase de développement du culte de personnages ancestraux divinisés que correspond l’érection des menhirs. 

les premiers sanctuaires
©Wolfgang Sauber - Own work, CC BY-SA 3.

Chester_Cathedral

©Wolfgang Sauber -, CC BY-SA 3.0,-

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Zeus

©Par_Own_photograph_by_Sandstein,_CC_BY_

Muri statuette_group Artio

©Par_Own, CC_BY_3.0, wikimedia-

 

1.4.1   Les premiers sanctuaires

​Les lieux de cultes dédiés à une déesse ou à un dieu sont considérés bientôt comme des espaces sacrés, des sanctuaires. Ces périmètres sacrés succèdent aux lieux où l’on considérait que les esprits se manifestent de manière privilégiée (grotte, source, forêt, rocher…). Mais désormais les lieux sont très bien délimités et frappé d’un interdit (d’un « tabou » pour reprendre le vocabulaire polynésien). Ils seront dotés d’un édifice protecteur et desservi par un personnel sacerdotal spécifique seul habilité à franchir l’espace sacré. Ainsi, les rituels sacrificiels avaient-ils lieu devant le sanctuaire ou au moins près des limites de l’enclos, entre le cœur du sanctuaire et sa frontière, de sorte que le peuple puisse-t-y participer.

Même si les lieux de culte sont normalement modestes — primitivement la délimitation d’un simple espace sacré autour d’une futaie particulière (de houx par exemple), d’une grotte ou d’une source —, le caractère terrible, interdit et majestueux en est accentué. Nulle nécessité encore de recourir à un édifice, il suffit que l’imagination éprouve la présence divine — c’est-à-dire « autre » et « supérieure » — en ce lieu, et ce de manière privilégiée. C’est la même attitude de révérence craintive que les chefs exigent de leurs sujets lorsque ceux-ci doivent approcher les premiers. 

Tandis que les rituels animistes demeuraient ludiques et faisaient une large place au rire, les rituels nés avec les systèmes sociaux hiérarchiques sont empreints d’une aura sacrée (« numineuses ») inspirant la crainte et l’admiration. Ce sentiment de révérence se retrouve dans les sanctuaires et autour des objets qui la symbolise. Face aux sanctuaires enveloppés de leur aura sacrale, naissent alors par contrecoup les espaces terrestres perçus comme profanes.

Toutefois, il ne faudrait pas imaginer les sanctuaires devenir dès lors le cadre principal des activités rituelles des peuples européens. Pas plus que la distinction sacré-profane ne devient universelle du point de vue des cultes. En fait, tous les rites animistes qui concernent les cycles de la vie humaine ou du cycle cosmique vont continuer de se dérouler entièrement ou au moins en très grande partie en dehors d’un lieu précis sacralisé.

les sacrifices

1.3.2   Les sacrifices

 

Avec les divinités, du moins avec celles qui bénéficient de la vénération des peuples, se développe un élément rituel essentiel à partir de cette époque : le sacrifice. Il s’agit d’une offrande rituelle à la divinité afin de l’honorer et de le rendre propice. 

On peut probablement faire remonter le rite du sacrifice à l’apparition, à la fin du paléolithique, de tribus structurées hiérarchiquement autour d’un chef et du pouvoir masculin. L’édification des chefferies correspond à l’émergence d’une économie tribale nouvelle, l’accumulation de denrées. Toutes les victuailles ne sont plus partagées immédiatement après la chasse, mais certaines sont stockées, parfois en vue d’échanges. Ce phénomène s’accompagne d’une structuration autour de l’autorité masculine, détentrice de la force physique nécessaire à la protection des denrées, en particulier face à des pillards venus d’autres tribus ou, au contraire, nécessaire pour s’approprier les ressources des voisins. De même que les chefferies, les guerriers font donc ainsi leur apparition. Parallèlement, se mettent en place des échanges économiques conséquents avec d’autres groupes.

L’autorité du chef se manifeste en particulier à travers des offrandes et des échanges de dons, accomplis au cours de fêtes, et par lesquels il manifeste la munificence reflet de son autorité. Le don et l’échange font partie intégrante du fonctionnement des sociétés humaines, mais avec les chefferies ils prennent une couleur nouvelle. Lors de ces banquets festifs, en particulier dans le cas de banquets qui mettent en scène des formes de rivalités hiérarchiques, sont consommées et même gaspillées de grandes quantités de nourriture et de biens. C’est dans ces partages festifs offerts par les chefs que se trouve l’origine lointaine des sacrifices offerts aux dieux qui ne sont en somme, à l’origine, que des repas partagés avec la divinité. À travers le don qu’on lui adresse, on escompte bénéficier de sa bienveillance en échange. En outre, le donateur, de par sa munificence, revendique une forme d’autorité sur le récipiendaire. Dans le cas d’une divinité, on contraint en quelque sorte sa générosité future. Il existe ainsi une parenté avec les croyances magiques qui se développent alors. 

L’offrande est le plus souvent celle d’un repas de viande partagé avec la divinité en question ; éventuellement une simple libation alcoolisée (avec ébriété sacrée)… Mais, selon les temps, les lieux et les coutumes, il existe aussi une multitude de possibilité d’offrandes : le don (sans retour) d’objets ou d’animaux, un simple geste rituel à caractère symbolique accompli par les officiants, une procession, des danses, une mise en scène dramaturgique (qui est à l’origine lointaine du théâtre), une compétition (tels les jeux olympiques) ou un affrontement, un rapport sexuel, voire un sacrifice humain tel celui des guerriers ennemis faits prisonniers accompli par les tribus gauloises après une bataille… Autour de la participation au sacrifice, se déploient en outre des gestes symboliques de type plus magique, à caractère apotropaïque, ordalique, divinatoire, etc… Cependant, les sacrifices se passeront longtemps encore d’édifice propre destiné à accueillir les rites de leur offrande.

1.4.2  Des édifices sacrés archaïques : les sanctuaires celtes 

sanctuaires celtes

Avec l’arrivée des peuples indoeuropéens, on assiste, comme il a été dit, à une segmentation idéologique rigide de la société en trois ordres : les cultivateurs, les guerriers et les sacrificateurs. Cette dernière caste est entourée d’un immense prestige qui se ressent dans le culte. On peut s’en faire une idée à travers le système de castes hindou et celle qui le domine : les Brahmanes. Chez les peuples celtes, c’est la caste sacerdotale des druides qui occupe cette place et qui accapare l’offrande des sacrifices, la loi, la connaissance savante comme artistique (au sens large), la médecine et la magie. On notera que la science métallurgique — considérée comme sacrée — de l’artisan forgeron incarne cette origine commune de la science technologique naissante et des pratiques magiques. La caste sacerdotale chrétienne du clergé ordonné (évêques et prêtres) prendra la succession de cette première fonction indoeuropéenne sans heurt notable.

L’archéologie a mis à jour de grandes sépultures aristocratiques (comme celle de Vix) qui peuvent être à bon droit considérés comme des espaces sacrés. Cependant, en Gaule celtique, comme dans le monde germanique, on vénère principalement les divinités dans un autre espace sacré, le németon, délimitant un bosquet où le chêne tient la première place. À l’époque gallo-romaine la chambre de la divinité viendra se greffer sur cet espace sacré, mais à l’origine la seule construction que comportait ce lieu se bornait à la palissade protectrice autour du bosquet. Les oppida celtiques se développent grandement dès le Second âge du fer (après 500), lors de ce que l’on nomme la période de La Tène (du nom du site lacustre découvert sur la rive septentrionale du lac de Neuchâtel). Justement, La Tène était un site sacrificiel constitué de deux ponts enjambant une rivière et où furent immolés des guerriers prisonniers.

Toutefois, ces lieux de cultes conservent leur caractère archaïque principalement sylvestre. Simplement, ils sont désormais entourés de pâturages ou de terres cultivées. L’édifice sacré en tant qu’architecture demeure embryonnaire. En un sens, le maintien au cœur de l’espace sacré d’un bosquet est une négation de l’architecture cultuelle. De même, les poteaux de bois portant une offrande (notamment le corps ou la tête d’un ennemi sacrifié, ou encore ses armes), et érigés autour du sanctuaire, sont une référence à l’arbre sacré.

Dans le nord de la Gaule, ont été exhumés de nombreux sanctuaires : des enclos sacrés quadrangulaires d’une quarantaine de mètres de côté protégés des profanes par un ou deux fossés qui pouvaient atteindre deux mètres de profondeur. On est surtout frappé par la palissade (voire par un mur en torchis), ornée d’offrandes, qui devait délimiter visuellement l’espace sacré de manière saisissante, tout en permettant sans doute des déambulations sacrées. Certains sanctuaires furent même édifiés sur un monticule à la manière d’un oppidum, et doté du même porche monumental en bois caractéristique de ce dernier. 

Le sanctuaire de Gournay (troisième siècle) des Bellovaques en est un de nos meilleurs exemples. Il nous permet de reconstituer un espace sacré gaulois avec ses deux fossés, sa palissade et son porche monumental décoré d’offrandes. Le sanctuaire abritait des fosses à offrandes (d’animaux, d’humains et d’objets tels que des armes ou d’autres artefacts précieux) ainsi qu’un autel en bois situé devant le bois sacré de la divinité. Ce bois sacré occupait quant à lui le centre du sanctuaire. Ce dernier était en outre orienté de telle sorte que le porche regarde le soleil au matin du solstice d’été. Gournay témoigne aussi d’une évolution récente : au deuxième siècle, son autel fut doté d’un édifice protecteur en torchis.

Cependant, cette évolution ne doit pas masquer que l’élément central du culte rendu aux divinités gauloises est l’arbre (le chêne plus précisément). Il est l’intermédiaire entre la terre et le ciel, ainsi que le signe de la force vitale venant de l’autre monde. Les oiseaux perchés sur ses branches sont autant de psychopompes. Le gui qui y pousse est un don divin. C’est d’ailleurs sur des branches d’arbre que l’on suspend volontiers les corps des ennemis sacrifiés, les dépouilles de leurs chevaux tout comme leurs armes.

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