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 EUROPE AMINISTE

L’humanité, en Europe comme ailleurs, vraisemblablement depuis ses origines jusqu’au Néolithique, et même bien après à bien des égards, est animiste, ce qui suppose de rentrer rituellement en contact avec le monde des esprits, que ce soit en groupe, ou par l’effort d’un seul dont c’est la tâche, et que cette dernière soit une tâche transitoire ou principale et permanente. Or, l’on entre en contact avec l’univers des esprits plus facilement à des époques de l’année particulières, en des circonstances particulières, mais aussi dans des lieux particuliers.

Le paleolithique

1.2.1 Le Paléolithique

C’est une vision qui a été contestée, pourtant la comparaison du patrimoine pictural issu du Paléolithique supérieur (comme celui de la Grotte Chauvet) et celui des peuples animistes qui subsistent ne laisse guère de doute : il semble bien qu’il s’agisse d’un seul et même patrimoine avec une fonction identique. Difficile de douter que l’humain « cervidé » de la Grotte des Trois Frères (fin du Paléolithique supérieur) ne soit l’esprit qui visite le shaman ou ce dernier lui-même. D’ailleurs ces figures humaines cornues habiteront l’imaginaire européen jusqu’à la fin du Moyen âge…

On se souviendra que les sociétés du Paléolithique sont diverses.

Ce sont des chasseurs-cueilleurs, mais nous savons qu’avec le temps ceux-ci peuvent être plus ou moins sédentaires, lorsque l’on bascule vers le Mésolithique (dès 20 000). Ils peuvent basculer d’une économie non accumulative du « retour immédiat » à une société qui pratique le stockage, lequel favorise l’échange économique avec d’autres groupes. Parallèlement, on peut voir que ces sociétés peuvent perdre leur caractère égalitaire avec l’accumulation de biens et leur transmission héréditaire. Elles font alors place à des chefferies et à une structure patriarcale.


À la fin du Mésolithique, l’horticulture et le pastoralisme font leur apparition. Toutes ces évolutions ont bien évidemment des reflets cultuels.

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Il faut également être attentif à ce que l’animisme n’est pas à proprement parlé une vision « religieuse » (au sens où l’on entendra ce mot à partir de l’époque monothéiste avec l’idée de divin transcendant et encore moins de l’époque moderne individualiste où le divin devient affaire de convictions philosophiques personnels). Il s’agit plutôt d’une vision du monde qui implique des rites et leurs récits étiologiques.

Dans la perspective qui reflète le mode de vie des chasseurs-cueilleurs, l’humain appartient au cosmos vivant qui l’entoure, à commencer par sa tribu, mais aussi bien sûr aux étendues (que nous considèrerions aujourd’hui comme sauvages) qui abritent la végétation et les animaux dont il tire sa subsistance principale. 

Ces derniers, de même que les arbres, les rivières et même les rochers sont dotés d’esprit spécifique. Cette appartenance au cosmos vivant est ce qui permet aux humains de vivre eux aussi. La communauté humaine évolue dans un monde visible ordonné mais le monde chaotique des esprits lui est sous-jacent. Ce monde du chaos fécond est invisible ou moins visible, mais pas transcendant.

Le monde des esprits est caché mais partout présent, et il se manifeste de manière privilégiée en certains lieux et à certaines époques déterminées par le cycle lunaire. En Europe, on estime en outre que les tournants saisonniers sont propices à ces manifestations. Le voile qui sépare les mondes s’ouvrent au tournant des quatre saisons, mais plus particulièrement au début et à la fin de la saison froide tant celle-ci est cruciale pour la survie. Une soudaine tempête pourra aussi lever brutalement ce voile laissant entendre le vacarme de la cohorte des esprits.

Lorsqu’il n’est pas si visible, le monde des esprits se cache en particulier dans les profondeurs de la forêt. Il se manifeste surtout avec les grands animaux comme les cervidés et autres bêtes à cornes tels les mouflons. Le dieu cornu est une des figures dominantes de l’imaginaire mythique européen. Il faut aussi compter avec les sangliers, les loups et surtout les ours, si semblables aux humains, mais dont l’énorme carcasse velue plonge chaque hiver dans sa tanière sous-terraine à l’image de la vie elle-même. L’ours s’apparente aux êtres fantastiques, géantes et géants « sauvages », mi hommes mi bêtes, mais mi arbres aussi, qui peuplent les mythes. Leur pelage bien fourni permet de les confondre avec les arbres. Ces deniers, de la même manière, dressés entre ciel et terre, et pourvus d’une force vitale défiant le temps, sont des représentants privilégiés du monde des esprits. Ce sont aussi autant de figures qui permettent d’apercevoir les esprits ancestraux. En effet, le monde chaotique, invisible et fécond des esprits est celui où viennent habiter les esprits des morts. 

Dans un univers où la vie de l’un est avec raison perçue comme naissant de la mort d’autrui, on considère le chaos fécondant du monde des esprits comme la véritable matrice de la vie. C’est pourquoi le monde des esprits, même si celui-ci est par certains aspects indifférencié, comporte une dimension fondamentale féminine, car de la femme nait la vie. Il est une matrice féconde à l’image du ventre de la femme. De ce point de vue, cette matrice est aussi lunaire, car le cycle de la lune, sous-jacent à celui des saisons, possède une relation privilégiée avec la femme et le cycle de la vie ; mais cette matrice est aussi à la fois chtonienne et aquatique (là encore des symboles liés à la femme tout comme le sang) ; ainsi que très souvent ophique car le serpent se confond avec l’eau et la terre. 

Les rites mettent en scène la venue périodique vivifiante des esprits dans le monde visible ordonné qui dépérirait sans ces visites. Il ne s’agit pas que des manifestations du cycle cosmique, mais aussi de celles du cycle de la vie humaine : à la naissance, à la maturité, lors de l’union de deux êtres, lors des maladies et à la fin de la vie tandis que le défunt doit laisser sa communauté et gagner son propre territoire. 

À cet égard, on ne soulignera jamais assez l’importance des rites funéraires. Depuis le Paléolithique, les humains (et même celui de Néandertal) ont recours à la sépulture. À l’ère chrétienne, la dévotion à la force du corps des saints attirera les cimetières dans les villes. Au paravent, cependant, on conduira toujours les dépouilles loin des habitats humains dans des lieux appropriés et aménagés, en symbolisant ainsi leur départ, afin de prévenir des retours intempestifs. En outre, se développera, partout dans les cultures humaines, des relations de type cultuelle vis à vis des ancêtres défunts, dont on espère bienveillance, aide et protection.

Les premiers habitants de l’Europe comme les autres êtres humains n’utilisaient pas de constructions pour abriter des cérémonies. À moins de considérer les grottes décorées de motifs pariétaux peints (– 40 000), pour les plus anciennes si l’on laisse de côté des cas plus problématiques) comme un équivalent. Quoi qu’il en soit, elles nous lèguent des témoignages sur l’art pictural liés vraisemblablement aux rituels shamaniques du Paléolithique. Les premières de ces représentations, notamment les « mains négatives » de Pech Merle (–25 000), ont été posées par des femmes ce qui correspondrait assez bien à la puissance de guérison propre aux femmes dans les cultures les plus archaïques. La couleur rouge suggère, d’ailleurs, un lien avec le cycle menstruel et sa puissance vitale.

D’autres lieux, situés en plein air quant à eux, accueillent aussi les cérémonies rythmant la vie des peuples. Un grand nombre de témoignages plus tardifs suggèrent que l’eau (en particulier les sources), le feu, certains arbres et certaines pierres étaient considérées depuis toujours comme autant des manifestations du monde des esprits adaptés à la célébration de cérémonies… Au début de l’ère chrétienne, en Gaule, les autorités ecclésiastiques condamnent les pierres (notamment dans des lieux retirés et boisés), les arbres et les sources sacrées qui font l’objet de cultes (Concile d’Arles de 453/454  et Concile de Tours II. 

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après le néolithique

1.2.2 Après le Néolitique 

En effet, beaucoup d’éléments du rituel animiste en Occident ont survécu en particulier grâce aux quatre carnavals saisonniers, et ce, malgré les condamnations ecclésiastiques réitérées (mais l’Église finira par s’en accommoder et ajoutera un sens chrétien aux rites carnavalesques urbains qui mettent l’accent sur le renversement des hiérarchies). 

En Europe, en effet, même dans un monde beaucoup plus agricole, la mentalité animiste va perdurer en Occident, notamment grâce à la place de l’élevage porcin et de la chasse qui continuent de s’appuyer sur les étendues forestières (jusqu’à la Renaissance les cochons sont menés au bois quotidiennement).

En outre, de bien des manières, le personnage médiéval de la guérisseuse (qui deviendra hélas une sorcière à la Renaissance) est une héritière du shaman lequel en Occident était traditionnellement souvent une femme, tout comme chez les chasseurs-cueilleurs les plus archaïques. En effet, la guérison, de même que la vie est liée à la féminité.

Si l’on est attentif, on trouvera encore bien des indices de cet animisme dans les récits de revenants, les banquets automnaux et hivernaux, les rituels cynégétiques, les charivaris nuptiaux, les moqueries adressées aux cocus, ou encore les fêtes funéraires…

Les récits de l’animisme européen peuvent parfois se deviner encore sous les récits mythologiques (notamment chez Hésiode). Ils nous sont surtout connus cependant grâce aux légendes qui ont survécu dans les cultures populaires, parfois sans guère d’altérations. On songe bien sûr à Mélusine, à Peau d’âne, à Cendrillon, au Chaperon rouge, à Jean de l’ours ou à Jean et son Haricot magique, aux croyances populaires comme la Chasse fantastique ou la lycanthropie, mais aussi aux Fabliaux avec ses personnages zoomorphes, ou encore à certains personnages théâtraux et carnavalesques comme le Pierrot lunaire et l’Arlequin. Certaines œuvres littéraires en sont encore imprégnées, tel les Cycles arthuriens ou le Pantagruel…

Nous avons par ailleurs nombres de témoignages tardifs des cérémonies à ciel ouvert héritées de la préhistoire comme les déambulations rituelles que l’on retrouve un peu partout dans le monde et qui ont pu parfois traverser les siècles. On peut ainsi supposer que les animaux gravés de la Vallée des merveilles dans le Mercantour témoignent ainsi d’un art pictural rituel qui continue de vivre au Chalcolithique (Âge du cuivre). Les grands animaux dessinés sur le sol jusqu’à l’Âge du fer, en particulier le White Horse d’Uffington du Berkshire, supposent de telles cérémonies autour de l’esprit ancestral figuré sur le sol. On peut constater cependant que le cheval d’Uffington était en outre doté d’une symbolique solaire plus tardive. 

On peut aussi songer aux labyrinthes qui ornaient encore le sol de beaucoup d’églises médiévale (tel celui de la cathédrale d’Amiens qui n’a pas été détruit). Ils correspondent à ces déambulations rituelles en lien avec les forces chtoniennes qui ont encore lieu à Pâques sous le nom de « Catenacciu ».

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