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1.1 Rituels

L’Europe est couverte de monuments destinés — à l’origine du moins — à accueillir des cérémonies rituelles. Nous pouvons identifier bien entendu au premier coup d’œil les innombrables bâtiments abritant le rituel chrétien. Ici où là, nous pouvons encore apercevoir les temples qui abritaient la statue d’une antique divinité… Un peu partout aussi sont disséminés les lieux de culte hérités de l’Europe animiste beaucoup plus ancienne. Les lieux de cultes reflètent les structures sociales qui ont vu naître ces pratiques rituelles et les mythes qui les accompagnaient. Ces diverses strates culturelles se présentent donc à nous largement recouvertes par la strate chrétienne qui reprend divers de ces éléments tout en y ajoutant d’autres issus de sa propre perspective et de celle propre à l’Empire romain.

Il est facile de montrer, en outre, que l’Europe comporte des lieux de cérémonies analogues à ceux que l’on trouve dans le monde entier jusqu’à l’apparition des grands empires. Quant à la complexité des cultes qui émergent à partir de l’âge du bronze, elle n’est que le reflet de la complexité croissante des liens sociaux dans les civilisations émergeantes. 

Au déclin des civilisations hellénistiques et latines, se propageront des lieux de cultes d’un type vraiment particulier, sans lien avec les traditions locales, mais reflétant l’expansion de rites initiatiques orientaux. Parmi ceux-ci, émergeront les ancêtres des religions modernes, basés sur une adhésion personnelle consciente à une communauté parallèle à la société civile. Mais, après le triomphe presque absolu de l’une d’entre elle par la grâce de l’empereur, cette dernière, c’est-à-dire le christianisme, reprendra les atours des religions publiques de l’Empire et s’enracinera durablement, non sans laisser subsister — ou même en incorporant — les antiques rites populaires d’origine animiste, liés notamment aux cycles de la nature et de la vie. Nous retrouverons cette synthèse dans l’architecture chrétienne médiévale.

Cependant les lieux puis les monuments des cérémonies préchrétiennes ne connaissent pas une histoire mouvementée bien au contraire. Ils suivent les très lents changements qui voient la naissance et la construction de civilisations de plus en plus complexes, tandis que se maintiennent des structures sociales rurales beaucoup plus archaïques. Certains cultes du reste, parmi les plus anciens, vont donc survivre tout au long du Moyen âge et même au-delà, à la manière d’un arrière-plan culturel ancestral.

Les rituels fondamentaux des humains

Pour comprendre pourquoi les sites destinés à accueillir les cérémonies rituelles, puis les bâtiments qui les abriteront à partir de l’Âge du fer dans l’Europe du sud, sont une constante de l’histoire des sociétés humaines, il faut se convaincre que le rite constitue un élément essentiel de la société humaine. Laquelle société est indispensable à la survie de l’humain. Pas d’humanité sans communauté ni rites communautaires.

Un rituel n’est donc pas du tout nécessairement religieux dans le sens défini par Cicéron, comme « souci du divin ». Non, un rituel est une réalité sociale qui n’implique aucune référence nécessaire à une entité un tant soit peu transcendante (le « divin »). 

On peut très bien se réunir rituellement pour fêter la saison des baies sauvages lors d’un repas de myrtilles, de mûres ou de groseilles comme c’était le cas à l’origine lors de la fête du milieu de l’été (connue dans le monde celtique sous le nom de Lugnasad). Ce sont des gestes — et en général aussi des récits se rapportant à la cérémonie — codifiés pour accompagner une circonstance donnée. Cependant ces actes réunissent une communauté de personnes en particulier lorsque cette dernière est confrontée à une cause potentielle de stress. Ils réunissent cette communauté pour nourrir et exprimer le sentiment d’amitié qui constitue le ciment de toute société humaine véritable et simplement la condition de toute vie humaine. Ils fournissent un langage, fondamentalement non-verbal, sans lequel il n’y a pas de communauté humaine. 

Une codification minimale — rituelle d’une certaine manière — est du reste la condition sine qua non de tout échange humain, lequel demeure impossible sans langage commun, au moins non verbal. Or il n’existe pas de langage sans accord commun sur les signes qui sont échangés.

Europe Paienne, Matthieu Smyth, Université de Strasbourg, cours, architecture, religion
Rituel, cours université, Matthieu Smyth

À travers le rituel, nous touchons du doigt les racines de la culture, laquelle permet, elle aussi, à une communauté faite d’humains — avec leurs immenses capacités de connaissance, de réflexion, d’imagination, de créativité et d’esthétique — de garder sa cohésion. Une culture humaine implique toujours le partage mutuel et consenti d’un langage complexe conforme à nos capacités cognitives. D’ailleurs, le langage repose, quant à lui, sur une confiance entre les interlocuteurs qui l’emploient — au minimum sur le sens des mots. 

Et sans doute le langage amical, d’abord non-verbal, des rites communautaires est-il, à sa manière, à la racine des langages humains verbaux lesquels reflètent leur nature biologique fondamentalement sociale et collaborative.

Il existe des rites chez les mammifères sociaux, chez certains oiseaux aussi, mais ceux des humains sont très nombreux, variés et élaborés. Les rites saisonniers, par exemple, leur sont spécifiques. Les rites sont donc accomplis à travers des signes compris de tous. Ce qu’ils représentent apporte du sens. On peut ainsi parler de symbole — symbole dont nous connaissons la force sur les émotions humaines. Et ce sont de symboles particulièrement puissants que dépendent les rites. Tous ces symboles construisent ou renforcent le lien social dont la survie de l’espèce dépend : le rassemblement, la procession, le repas partagé, la danse, la musique, le conte, le dessin… 

Les rites humains se déploient donc du plus simple au plus élaboré, au moyen de ces symboles, depuis l’échange de gestes de salutation jusqu’à la transe collective lors d’une fête. Certes l’on retrouve la même dynamique communautaire dans les rites discrets du quotidien, les rituels de guérisons plus ponctuels ou encore les cérémonies plus festives du cycle des saisons ou de la vie humaine. Mais les cérémonies les plus importantes utilisent des outils spécifiques aux rituels, tels les transformations corporelles, les masques, les intoxications contrôlées, la mise en scène dramaturgique, des exploits physiques… Et dans les sociétés où la vie s’écoule désormais principalement au milieu de constructions, nombre de rites importants vont se dérouler en partie ou intégralement dans un édifice.

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