
les Cultes nouveaux de l'Empire
1.6 Les Cultes nouveaux de l'Empire
Cependant, l’Empire romain va créer les conditions d’une évolution radicale de certaines formes cultuelles dans la direction de ce que nous appelons aujourd’hui les « religions ». L’Empire permet le développement d’un nombre notable de grandes (à l’échelle de l’époque) villes cosmopolites. La diffusion d’une langue véhiculaire — une forme commune de grec (la koiné) —, qui vient se superposer sur de vastes territoires aux diverses langues vernaculaires, témoigne de la complexité culturelle de l’Empire.
Les cités dont il est parsemé présentent de ce fait une certaine analogie avec celles du monde contemporain. On y devine des formes de fragmentation et de dislocation culturelles qui peuvent rappeler celles de la modernité. Le rapport de l’humain à ses rites se modifie en profondeur dans le cadre d’une vie désormais avant tout citadine, avec des liens plus flous, et parfois même déracinée.
Le sentiment d’appartenance, de but, de sens et d’identité que procure normalement la communauté dont on est issu est menacé chez certains. Des rites et des récits neufs autant qu’étrangers fournissent une réponse à l’angoisse que cette aliénation provoque. C’est un des thèmes du roman d’Apulée (première partie du IIe siècle de notre ère) connu sous le nom des Métamorphoses (mais dont le titre original est L’Âne d’or) qui décrit avec sympathie mais non sans humour la quête initiatique du jeune aristocrate Lucius.
Dans ce contexte culturel fragilisé, certains se tournent donc vers des cultes orientaux qui proposent leurs rituels loin des contrées qui les ont vu naître. Il n’y a pas à l’origine de rejet des cultes traditionnels locaux : on se borne à adhérer en plus à une ou plusieurs communautés initiatiques, justement à cause du prestige exotique dont elles jouissent.
C’est ainsi que se propagent jusqu’en Hispanie, sous une forme désormais initiatique, les cultes d’Isis, de Mithra ou de Cybèle. Songeons aussi à la diffusion d’écoles de philosophie, comme le pythagorisme, ou de médecine, comme les Asclépiades, qui s’apparentent à des mouvements religieux ésotéristes. Il s’agit d’un phénomène étrange du point de vue anthropologique : jusque-là un culte faisait toujours partie intégrante de la culture d’un peuple et n’était pas affaire de préférence individuelle.
Ces cultes se déroulent dans des bâtiments modestes comparés aux temples des cultes officiels. Leurs fonctions sont également assez différentes. Ils constituent certes un petit sanctuaire, abritent un autel tel que celui destiné aux tauroboles offerts à Mithra, sont décorés de telle sorte que les mythes relatifs à la divinité en question et à son culte soient exposés, mais ils doivent aussi permettre à une assemblée de se réunir pour les rites initiatiques.

Baelo Claudia Espagne
©Par Anloza CC_BY-SA_4.0, wikipedia

Ostia_Antica_Mithraeum

Milano, Museo archeologico,
Patera di Parabiago
©By Giovanni Dall'Orto - wikimedia - 9595
C’est ainsi que les rites comme les croyances du judaïsme, alors beaucoup plus conquérant qu’il ne le sera au second millénaire de notre ère, se diffuseront dans l’Empire. Ces bâtiments sont apparus au plus tôt au deuxième siècle, pour répondre aux besoins religieux des milieux juifs pieux de l’époque hasmonéenne. Cependant les synagogues se sont répandues depuis la Judée et la Galilée, partout où l’on trouve la diaspora, de la Perse jusqu’au mur d’Hadrien. Édifiées sur un plan axial très simple, mais regardant toujours vers Jérusalem, elles ressemblent à de petites basiliques, ces bâtiments civils publics qui couvrent l’Empire. Ce ne sont cependant pas des sanctuaires, car elles sont seulement destinées à accueillir les lectures publiques de la Torah avec les instructions et prières qui les accompagnent. Bien entendu, les deux seuls sanctuaires juifs, à l’époque, se trouvent à Jérusalem (jusqu’en 70) et au Mont Garizim. Les synagogues sont donc des bâtiments destinés à accueillir le peuple, mais ils protègent quelques objets sacrés nécessaires au culte synagogale comme la Menorah, la Chaire de Moïse (à la fin du premier siècle de notre ère) et surtout les rouleaux bibliques (au moins la Torah, des Prophètes, dont Isaïe, et les Psaumes) cachés dans un coffre. Les synagogues de la diaspora vont accueillir des « craignant Dieu », fascinés par le judaïsme mais que la Loi juive rebute, et même de nombreux convertis, puisque parfois des tribus entières se convertiront au judaïsme (comme certaines tribus berbères).
Parallèlement, les conventicules chrétiens (issus à la base de synagogues), ou, à partir du troisième siècle, manichéens, se diffuseront aussi avec le succès que l’on sait. Pourtant ces courants initiatiques sont monolâtres et dogmatiquement exclusifs. On participe non seulement à un rituel initiatique qui ne peut être cumulé avec une autre initiation, mais on adhère à des croyances également exclusives, réputées vérité unique, gravitant autour d’un récit fondateur salvifique. De ce fait, ces communautés initiatiques monothéistes, de même que l’orphisme et certaines écoles néoplatoniciennes versées dans la théurgie, s’apparentent autant à des cultes initiatiques qu’à des écoles de philosophies. C’est d’autant plus vrai du christianisme et du manichéisme que ceux-ci constituent des religion totalement « hors sol », qui revendiquent d’avoir rompu avec toute forme d’ethnicité. Ce qui constitue une réelle nouveauté anthropologique.
Au Proche orient, certaines monarchies, comme l’Empire Perse, auront tendance à vouloir instaurer une religion unique d’état autour d’un dieu unique. L’Empire romain, le grand rival de celui des perses, va finir par l’imiter. Il y a aura bien quelques tentatives d’unifier et de structurer les cultes traditionnels afin de consolider l’unité impériale. Mais, Constantin, après avoir penché pour un culte solaire, promouvra le christianisme comme unique culte officiel à partir de 313. En particulier, Constantin encouragera la construction de nombreuses et imposantes basiliques chrétiennes partout dans l’Empire.
Et Théodose, en 380, fera du christianisme issu du Concile de Nicée l’unique religion de l’Empire renouant de ce fait les liens du religieux et de l’ethnicité pour longtemps.
Même après son accession au statut de religion d’empire, le christianisme demeure une réalité presque uniquement urbaine. Elle s’adresse à des citadins et décalque ses structures sur celles des cités. On est donc pas surpris de le voir graviter autour d’édifices urbains : le baptistère et la basilique. Au point que cette dernière finira par prendre le nom d’« église » qui désignait à l’origine la seule communauté que la basilique ne faisait qu’abriter. Cependant la large majorité des territoires de l’Empire demeurent ruraux. En Gaule septentrionale, par exemple, s’étendent des immensités presque sauvages qui la prennent en écharpe d’ouest en est. Le christianisme va finir par s’étendre dans les campagnes du fait de son nouveau statut, mais lentement et superficiellement. Ainsi, les hautes vallées du Dévoluy dans le diocèse d’Embrun ne seront dotées d’églises qu’autour de l’An mil. Le christianisme impérial viendra donc se superposer à l’animisme archaïque sans l’abolir. Bien au contraire, on assistera à de nombreux mélanges autour du culte des saints, des traditions funéraires et de la célébration du cycle des saisons qui vont rejaillir dans l’architecture ecclésiastique.