3.5 Le succès du Rival septentional : l'opus francigenum
En Ile-de-France et en Picardie le style « roman » ne s’est jamais implanté profondément. De même que dans l’Empire, les basiliques charpentées de type constantinien ont subsisté plus longtemps qu’au sud, attestant un goût marqué pour les grands bâtiments simples, élancés et bien éclairés. C’est ce qu’autorisent en effet leur nef charpentée et leurs murs fins percés de nombreuses baies.
Ce n’est donc pas un hasard si c’est autour de Paris que va se systématiser au début du XIIesiècle une solution architecturale permettant d’adopter une nef voûtée tout en conservant des murs élancés et largement ajourés, ainsi qu’un espace unifié de grande taille privilégiant la verticalité : la voûte sur croisées d’ogive.
On considère que la basilique de l’abbaye de Saint-Denis et la cathédrale Saint-Etienne de Sens sont les premiers représentants de ce mouvement, bientôt connu ailleurs sous le nom d’ « art français », et particulièrement bien adapté aux projets ambitieux du clergé urbain.
De fait, les villes sont en plein essort économique et politique, et leur clergé en bénéficie ; en particulier celui des cathédrales : l’évêque et le chapitre des chanoines. Ce style est bientôt imité par les cathédrales de Noyon, Senlis, Laon et Soissons. Sous une forme plus systématisée et audacieuse ce modèle atteint sa maturité à la charnière des XIIe et XIIIe siècles, avec la construction des cathédrales de Chartres, Bourges, Reims, Amiens, Paris (pour ses parties les plus anciennes, chevet, nef, façade et tours)... La naissance de « l’art français » autour de Paris coïncide avec celle du chant polyphonique liturgique, l’organum, dans le chœur même de la cathédrale Notre-Dame de Paris, à la fin du XIIe siècle.

Les innovations architecturales de l’opus francigenum(ou francorum) vont rapidement s’imposer à toute l’Europe, d’abord en Angleterre, puis en Espagne et dans l’Empire. Ce style couvrira l’Europe presque dans sa totalité du XIIe siècle au début du XVle, et parfois même plus tard encore puisque les dernières églises gothiques furent bâties au XVIIe siècle, comme celle de Baume-les-Dames en Franche-Comté.
Toutefois, l’Italie s’en tiendra largement à l’écart. Dans la péninsule, les styles roman et basilical persistent jusqu’à la Renaissance (qui pour l’architecture prend son origine à Florence au début du XVe siècle). On notera par exemple le maintien du fronton triangulaire à l’antique. C’est au XVIe siècle en Italie que Raphaël et Giorgio Vasari populariseront l’adjectif dépréciatif de « gothique ».
Grâce à ces prouesses architecturales, les églises deviennent de plus en plus lumineuses, munies d’immenses vitraux, tant sur les murs que sur le tympan en rosace de la façade. L’adjonction fréquente d’une tour-lanterne à la croisée du tansept complète ce dispositif. Avec le temps, les progrès techniques vont permettre que les murs soient ajourés de manière de plus en plus marquée, en octroyant de ce fait une portion congrue aux fresques. De fait, dès les origines, les effets de lumières seront toujours priviégiés, ainsi que le désirait l’abbé Suger pour l’abbatiale de Saint-Denis. Par la suite, c’est dans la structure de pierres elle-même que vont se déployer des formes d’une audace toujours renouvelée.
Cette évolution reflète une vision de la liturgie qui tend à concevoir le bâtiment à la manière d’un vaste reliquaire. L’église fournit aux solennités liturgiques son écrin somptueux, de même que des coffres dorés et ornementés abritent les ossements des saints. Ce n’est pas un hasard si alors les reliquaires adoptent en retour la forme d’une église de métal précieux. La relation est mutuelle. On peut du reste relier cela avec l’évolution de la théologie scolastique médiévale qui, dans le domaine de l’eucharistie, s’est totalement éloignée de la perspective symboliste patristique.

L’espace intérieur des cathédrales est conforme aux vœux de la Réforme grégorienne : la nef accueille une vaste foule, mais celle-ci reste en dehors de l’action liturgique qui demeure le domaine exclusif des clercs. L’efficacité du culte s’accomplit à travers la perfection et la splendeur de l’exécution de la messe et des offices, ainsi que par la sainteté d’un clergé « séparé », sur le modèle monastique prôné par le concile de Latran IV (1215).
Seuls les chanoines, à l’instar des moines de chœur, participent directement à la liturgie. Assis le chœur, ils sont protégés des laïcs, à l’abri du rempart que forme le jubé. C’est une muraille qui est l’héritière du chancel et de l’ambon dont il combine les fonctions. Assez élevé, percé d’un portail central, il est aussi coiffé d’un large parapet sur lequel se juchent les lecteurs comme sur une tribune. Le jubé, perpendiculaire à la nef, obstrue le côté ouest du gigantesque chœur, loin de l’autel (contrairement à sa cousine byzantine l’iconostasequi ne masque que le sanctuaire). C’est derrière le jubé qu’officie le nombreux clergé lors des offices quotidiens et de la messe solennelle.
On peut mesurer à quel point aussi, désormais, en Occident, le clergé chrétien constitue une caste sacrée, à l’écart des simples fidèles, à l’instar de la première fonction (sacerdotale) de la société indo-européenne identifiée par Dumézil.
3.6 Conclusion
Les édifices du culte chrétien, et notamment la basilique, depuis l’époque de Constantin, jouissent d’une remarquable continuité structurelle, liée d’une part à la physionomie fondamentale adoptée par la liturgie chrétienne à cette époque, et de l’autre à la place qu’acquiert cette même liturgie au sein de la société impériale. Ce statut s’est en effet maintenu en Orient dans l’Empire byzantin, ainsi que dans les royaumes barbares issus du démantèlement de l’Empire d’Occident, puis dans l’Empire carolingien et dans l’Europe de l’époque féodale. On en sera d’autant plus attentif aux changements survenus à partir du Haut Moyen Age en Occident, lesquels reflètent de profondes mutations de l’esprit de la liturgie chrétienne. Ainsi l’aspect théophanique qui dominait la période impériale est concurrencé par une conception du sacrifice liturgique comme opus bonum, valable en soi, susceptible de plaire à Dieu indépendamment de toute participation du peuple. L’aspect de participation visuelle demeure, mais est cantonné à des moments bien particuliers. En revanche, la cathédrale en tant qu’affirmation monumentale de la potestas ecclésiastique sur la cité ne cesse jamais d’affirmer son ambition.